Nous avons l’habitude de vous parler de terroirs, à travers tout ce qui compose cette notion, et comment elle s’exprime dans nos verres de vin. C’est pour une autre boisson fermentée que nous avons le plaisir de partager nos explorations aujourd’hui. Le cidre est un breuvage bien connu. Il existe potentiellement depuis aussi longtemps que notre boisson préférée, le vin.
Les pommes ont historiquement été implantées en Europe. Elles se sont diffusées dans le monde entier grâce aux mouvements de colonisation, notamment sous l’influence des anglo-saxons. Aujourd’hui on trouve les grands consommateurs de cidre au Royaume-Uni (avec environ ⅔ de la consommation mondiale), en Amérique du Nord, en Afrique-du-Sud, en Nouvelle-Zélande… et en France. Un ordre de grandeur : le Royaume-Uni a vu ses citoyens consommer 667 millions de litres de cidre en 2021.
L’histoire du cidre s’ancre dans l’Hexagone, car le Pays Basque et la Normandie sont des berceaux de cultures cidricoles. Comme tous les pans de l’agriculture, l’industrialisation et la standardisation sont passées par là après la révolution verte. En France, nous consommons 1 million d’hectolitre de cidre en moyenne par an. C’est l’équivalent d’environ 133 millions de bouteilles de 75cl. Et de même que le vin se cherche dans un retour à des pratiques antérieures à cette période, le monde du cidre esquisse une remise en question prometteuse.
Nous verrons ce qu’il en est de la production de cidre dans son contexte actuel. Nous nous tournerons ensuite vers le champ des possibles.
Des pommes aux cidres
Pour bien comprendre cet univers fascinant des pommes qui fermentent, commençons par reprendre les bases de la cidrification théorique.
Pour faire du cidre, il faut des pommes… à cidre. En effet, certaines variétés s’y prêtent plus que d’autres. De même que pour les raisins et le vin, les pommes de table que vous prenez plaisir à croquer ne sont pas nécessairement bonnes à faire du cidre, et inversement. La récolte se fait manuellement ou mécaniquement d’octobre à décembre. On assemble différentes variétés pour obtenir un équilibre entre les pommes amères, les douces et les acidulés. Les pommes sont broyées pour être pressées correctement dans des pressoirs semblables à ceux utilisés pour la vinification.
Une première clarification a lieu en cuve. Un agglomérat de pectine et autres composés phénoliques se forme à la surface. On appelle ça le “chapeau brun”. Un premier soutirage permet de séparer ce chapeau de l’ensemble du moût, permettant une clarification propice aux fermentations qui suivront. Le moût clarifié de cette façon rend plus aisé de poursuivre la cidrification sans autre ajout.
La fermentation alcoolique se déroule grâce aux Saccharomyces Bayanus. Elle transforment les sucres des pommes en alcool et autres composants aromatiques. Le déroulé de cet étape cruciale se contrôle par la gestion des températures et les soutirages successifs.
Selon la volonté d’obtenir différent niveau de sucrosité, le cidriculteur encourage la poursuite de la fermentation alcoolique ou non. En effet, plus la fermentation se déroule, plus les levures consomment les sucres.
Nous arrivons à l’apparition des bulles. Celles-ci s’ajoute purement et simplement par gazéification, soit l’adjonction de gaz carbonique. La prise de mousse peut également se faire selon les méthodes traditionnelle ou ancestrale, en cuve close… D’autres points communs avec les bulles de vin. La méthode ancestrale est la plus courante.
Un dernier point commun que nous pouvons mentionner : les tannins. Tout comme les raisins et leur rafle, certaines variétés de pommes sont riches en polyphénols qui amènent des sensations tanniques en bouche. Les Améret, Pomme de cheval, Mettais, Joly rouge, Rouge mulot, Pépin doré et bien d’autres font partie des variétés dites “phénoliques” dans l’AOP Cidre du Pays d’Auge.
Maintenant vous savez, dans les grandes lignes, comment confectionner une bouteille de cidre.
Les coopératives réunies, dont les majoritaires sont Agrial et Les Celliers Associés, réalisent la majorité de la production française. En sortent les bouteilles estampillées Loic Raison, Ecusson, Val de Rance et bien d’autres pour abreuver le marché français, mais ce sont les marques de grande distribution qui représentent la majorité des volumes (+40%).
Les cidres de terroirs
Autre point commun avec le monde du vin, l’univers du cidre voit émerger des acteurs dont la volonté de privilégier la qualité à la quantité. Si la grande majorité de la production découle d’un système productiviste de grande coopératives agricoles, des artisans cidriculteurs reviennent à l’échelle humaine.
C’est le cas d’Antoine Marois, qui a accepté de répondre à nos questions.
Comment faire du cidre selon Antoine Marois ?
Tout commence au verger, conduit en haute tige. Cette approche traditionnelle implique des vergers à faible densité de plantation. Ces plantations permettent d’y mettre en pâturage des animaux au cours de l’année. Cette plantation permet donc un mode de polyculture-élevage. Selon Antoine, cette approche permet également de travailler le plus possible au rythme de la nature.
Au contraire, les vergers basse tige découlent d’une approche de la culture intensive. La production est spécialisée, à plus forte densité de plantation, sans élevage associé. Les vergers sont alors plus vulnérables aux maladies. La fertilisation des sols ne s’appuie pas sur la présence des animaux. Les récoltes doivent se faire à la machine par souci de rentabilité.
Selon le cahier des charges de l’appellation Cidre du Pays d’Auge, voici comment se différencient les densités de plantation :
- 250 arbres par hectare pour les pommiers conduits en haute tige ;
- 1 000 arbres par hectare pour les pommiers conduits en basse tige
Les variétés sont complantées dans ses vergers, ce qui est plutôt la règle dans la culture de la pomme. Là où Antoine Marois se démarque, c’est par son approche parcellaire. La récolte se fait à la main, ce qui permet un premier tri sur chaque parcelle. Le cidriculteur conserve les pommes par variété et par parcelle jusqu’à maturité optimale. C’est un autre avantage de la récolte manuelle : pouvoir assembler au pressoir des variétés précoces et tardives. Une table de tri après maturation est aussi mise en place. Les fruits sont lavés et râpés. Pendant quelques heures avant la presse, la pulpe broyée est oxydée à l’air libre. Cette étape est obligatoire dans l’AOP Cidre du Pays d’Auge. Elle permet d’oxyder les polyphénols particulièrement présents dans les variétés amères de la région.
Antoine utilise un pressoir pneumatique, que l’on retrouve souvent de nos jours pour presser des raisins. Cette technologie permet une bonne précision dans la presse des différentes espèces de pommes.
Vient ensuite la clarification haute, avec la formation du chapeau brun dont nous avons parlé plus haut. La fermentation alcoolique démarre, créant du Co² qui remonte les impuretés. Cette clarification est encouragée par l’ajout d’enzyme pectolytique et d’un produit à base de calcium, utilisé en fromagerie. Ensuite, ces additifs s’éliminent avec le chapeau brun. C’est une pratique courante pour réaliser des cidres sans filtration excessive. A savoir qu’un chapeau brun réussi et correctement extrait représente un retrait de 10% de la cuve.
Pour la fermentation principale, l’industrie du cidre en générale travaille avec les levures indigènes. La transformation dure entre 2 et 4 mois en moyenne. Chez Antoine, pas de So² ajouté à ce stade, contrairement à ce qui est plus courant. C’est seulement à la mise que l’on ajoute éventuellement 3g/hl. Cela permet d’assurer la stabilité d’une boisson à l’acidité plus modérée que le vin et avec du sucre résiduel.
En effet, le cidre reste un produit moins stable que le vin, de par la présence de sucres. Ces derniers sont bons pour alimenter des levures Brettanomyces ou des bactéries lactiques. On y trouve également des PH plus élevés (autour de 4) et moins d’alcool pour garantir une certaine stabilité intrinsèque. Ainsi le goût de souris est possible selon l’expérience d’Antoine. Autre problème spécifique au cidre : la maladie du Framboisé. Une bactérie, la Zymomonas Mobilis peut se développer avec des PH élevés. Elle produit de l’ethanal et une surpression en bouteille.
“Le cidre est un pet’ nat’ de pomme”
Ainsi nous arrivons à la prise de mousse. Les jus continuent leur fermentation en bouteille, grâce aux levures indigènes ou par ajout de levure si une filtration plus serrée s’est avérée nécessaire lors de la fermentation en cuve. L’ajout de sucre n’est donc pas nécessaire, comme il est encore bien assez présent.
Sur les cuvées plus expérimentales, la méthode traditionnelle peut être suivie. C’est notamment le cas sur les macérations avec des marcs de jus de raisin, où les sucres ont davantage été consommés.
Ces cuvées spéciales s’inspirent du parcours d’Antoine. S’il vient du monde du vin, il est aussi sensible à la créativité du monde de la bière. Les brasseries ont développé un certain savoir-faire dans les macérations de toutes sortes dans leurs brassins modernes.
Des essais de co-fermentations sont aussi à l’œuvre, mais ce n’est pas encore au goût d’Antoine. Il privilégie des macérations de cidre et de marc de raisin (la partie solide restante après la presse). Cela revient à faire une bonne vieille piquette. Au lieu de passer de l’eau sur le marc de raisin, un jus de pomme qui fermente est utilisé. De la texture et des arômes particuliers naissent pour amener une autre dimension au cidre. Une cuvée avec de la Mondeuse est à l’essai cette année. Des macérations de Riesling (de chez Kumpf & Meyer en Alsace) et de Pineau d’Aunis (de chez Vincent Roussely en Touraine) sont déjà disponibles. A la dégustation on retrouve bien l’empreinte de ces différents cépages.
Et pour faire un cidre tranquille alors ? Un vin de pomme sans bulle s’obtient une fois la consommation totale des sucres lors de la fermentation, tout simplement. La prise de mousse ne peut donc plus avoir lieu en bouteille. Pour l’anecdote, le cuvée Casus Belli d’Antoine Marois naquit suite à la dégustation d’une partie de ses cidres dédiés à la distillation. Cette catégorie émerge en France mais est plus courante dans les Asturies et en Angleterre.
On peut parler des cidres d’Antoine Marois comme des boissons avec peu de sucres résiduels, des amers patinés et très élégants, associés à une tension particulière retrouvée sous différentes expressions selon les cuvées.
Avis aux sommeliers, dégustateurs, fins gourmets ou curieux gastronomes, les cidres se prêtent merveilleusement à d’autres accords que les crêpes et la galette des rois. Savourée avec des huîtres, la cuvée Jurassique relève la salinité et la texture finement onctueuse du coquillage. L’ampleur et la texture plus affirmée de La Roche s’associe bien avec les charcuteries ibériques de nos hôtes de Au Pays. Vous l’aurez compris le champ des possibles est vaste pour les accords mets-cidres.
Le cidre du futur et le futur du cidre
Il est évident pour beaucoup de monde, en particulier si vous faites partie de nos chers lecteurs, que l’agriculture fait face à de grandes difficultés, et que la situation n’est pas toujours génératrice d’optimisme pour le futur. Ainsi le monde de la pomme ne fait pas exception.
La pomme de table fait partie des fruits les plus consommateurs de pesticides. Il est important de rappeler que la culture des pommes est possible sans ces produits. La culture en haute tige, associant élevage et agriculture fruitière, est un modèle vertueux qui a fait ses preuves. Dans un contexte de montée des prix des produits issues de l’extraction minière et de la pétrochimie (les engrais, les pesticides et insecticides de synthèse etc…), il est intéressant de se pencher sur ce mode de culture d’avant la révolution verte. Entre la fertilisation des sols permise par les animaux en pâturage et la résistance face aux maladies et ravageurs induite par la biodiversité des espèces dans cet écosystème, la conduite des vergers en haute tige devrait avoir de beaux jours devant elle.
Cette perspective est abordée sans même mentionner les avantages de préservation de l’environnement en général.
Les limites de ces pratiques ? Le besoin en main d’œuvre, de moindre rendement et un temps de production plus important.
Quelques questions et éléments de réponses face à ces enjeux peuvent nous venir à l’esprit.
Sur la question des rendements, à l’heure où le “moins mais mieux” prend de l’ampleur dans la consommation des français, la poursuite de la quantité au détriment de la qualité n’est-elle pas obsolète ? La question se pose d’autant plus pour des produits alcoolisés qui ne sont pas vitaux.
Pour le besoin en main d’œuvre, ne vaudrait-il mieux pas encourager les nouvelles installations en polyculture peu mécanisées qui coexistent en symbiose ? Plutôt que les grandes structures qui concentrent les terres et ont recours à la mécanisation pour une agriculture toujours plus intensive ? Les modèles comme ceux d’Antoine Marois et son voisin éleveur, où vergers et bovins vivent sur une même surface, sont inspirants.
Enfin, les sécheresses qui s’enchaînent constituent aussi un défi quand on sait que les vergers nécessitent un bon approvisionnement en eau. Antoine Marois a déjà investi dans la plantation de cognassier, adapté au climat plus sec qui semble s’installer. Si la polyculture-élevage peut également être une aide sur ce point, d’autres approches complémentaires sont à explorer.
Le monde du cidre artisanal de nos jours
Sans pouvoir être exhaustifs, voici quelques acteurs incontournables du cidre artisanal que nous vous recommandons de découvrir :
La Brigade du Cidre regroupe nombre de ces acteurs : Cidre 2 Table, Des Bouteilles à l’Amère, Antoine Marois, La Cidrerie du Golfe, La ferme de l’Yonnière, la Cidrerie du Vulcain, Côme Isambert et la Cidrerie du Leguer.
La Maison Hérout et ses cidres AOP Cotentin sont également à découvrir. Nous avons eu le plaisir de goûter à la Micro-Cuvée n°3. Elle est issue d’une fermentation en fût de chêne ayant contenu du vin. En plus de remettre en avant des pratiques traditionnelles que nous avons explorées plus haut, cette inspiration du monde du vin nous a séduit.
Tous ces beaux projets font la part belle aux cidres réalisés avec le minimum d’additif, suivant les principes de l’agriculture biologique, des vergers en haute tige et à mettre au centre de la table…
Nous vous avions déjà parlé du domaine Bordato que nous avions eu le plaisir de goûter lors d’une dégustation organisée par le collectif A Bisto de Nas.
L’avenir du cidre pour tous
Avec ses fines bulles et ses textures à part entière, sa douceur relative, son taux d’alcool plus bas que celui du vin et son potentiel gastronomique, le cidre a beaucoup pour plaire. Il a un avenir prometteur de par ses vertus agricoles, dans le cadre des vergers conduits en haute-tige. Des domaines comme ceux d’Antoine Marois pérennisent l’activité cidricole artisanale. Ils proposent une boisson produite localement en toute transparence avec un impact bénéfique pour l’environnement.
Pour les gourmets curieux en quête de nouveaux accords gastronomiques, pour les amateurs de boissons goûteuses et moins alcoolisées, pour les consciencieux de leur empreinte environnementale, le cidre artisanal d’aujourd’hui est fait pour vous.
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