Imaginez un domaine viticole où le vivant a repris ses droits, où la nature est considérée comme un tout complexe, que l’homme ne peut anticiper. Imaginez que dans ce domaine ni les produits synthétiques, ni le labour, ni l’effeuillage ou le rognage ne sont pratiqués, si bien que la faune et la flore sauvage côtoient les vignes. Enfin, imaginez un domaine où les terroirs, le millésime et les cépages s’expriment harmonieusement dans ses vins bouleversants. Bienvenue au domaine Lissner. Ici, Bruno et Théo Schloegel, père et fils, cohabitent et coopèrent avec le vivant bien plus qu’ailleurs.
Ici, c’est une photo de chaque année qui est prise. “On n’invente rien” selon Théo. L’appareil, c’est le chai. La photo, c’est le vin. La notion d’unité de temps et de lieu, comme au théâtre, y prend tout son sens.
Au domaine Lissner, c’est donc l’authenticité qui prime, grâce à une agriculture du vivant, “libre”, qui permet une récolte et des vins hors du commun. Des goûts et des textures qui bousculent, qui transcendent de puissance et d’équilibre, toujours avec le terroir comme toile de fond.
“La nature fonctionne selon des mécanismes complexes. Moins on les perturbe, plus ils tendent vers un équilibre. Tous les éléments de l’écosystème interagissent. Ainsi j’ai pris le temps de relâcher l’emprise de mon travail sur la vigne et son environnement, pour atteindre un certain équilibre aujourd’hui.”
Bruno Schloegel
Son fils Théo regrette qu’on ne se sente parfois vraiment vigneron qu’en intervenant, en dominant. Est-on encore vigneron lorsqu’on attend ? Qu’on écoute ? Que tresser la vigne avant les vendanges représente l’unique forme de contrainte de ce végétal “qui ne pousse pas carré” ? Une nouvelle forme d’agriculture, une vision moins virile mais plus naturelle. “On se sent fort sur un tracteur, c’est sûr. Moi, je cherche à sentir la force de la plante”.
Attention toutefois, ce qui est valable ici ne saurait être reproduit à l’identique ailleurs. Ce qui vaut chez Bruno et Théo s’est mis en place au cours de 20 années. Un cheminement qu’il convient d’aborder dans son contexte.
Une agriculture du vivant
Pourquoi le vivant a plus sa place ici qu’ailleurs ?
Le domaine est repris en 2001 par Bruno. Ingénieur agronome, il succède à Clément et Marianne Lissner, pépiniéristes sur le village de Wolxheim, à 20km à l’ouest de Strasbourg. Aujourd’hui il est composé de 9 ha de vignes plantées et de 2 ha de prairies. Bruno s’inspire de son expérience à la chambre d’agriculture d’Alsace et de quelques lectures dont “La Révolution d’un seul brin de paille” de Masanobu Fukuoka. Le passage à l’agriculture biologique est immédiat. Le vigneron va plus loin en faisant le choix de ne pas labourer les sols. Ainsi se développe une flore spontanée, composée d’adventices, considérées ailleurs comme des mauvaises herbes à éviter à tout prix. Après 7 années de liberté pour les sols, les chardons cèdent de la place à une flore complexe, diverse et naturellement riche.
Mettre un pied dans les vignes du domaine Lissner c’est se plonger dans un environnement plein de vie. Le pas du marcheur foule le sauvage, écrase des graines, soulève des odeurs. Cet environnement prépare le corps à la dégustation, bien avant nos cerveaux.
Des arbres apparaissent eux aussi spontanément. On peut parler de lisière de forêt pour décrire l’état agronomique de ces parcelles.
Année après année, les sols s’élevent. Année après année les résultats de cette non-intervention sont là : la vigne atteint sa pleine maturité sans souffrir de maladies, le mildiou fait peu ou pas de ravage, la sécheresse encore moins, le tout pour une récolte aux rendements stables.
Comparaison de températures (T) et humidité (H) des parcelles voisines des domaines Lissner (Muscat du Grand Cru), Karcher (Gewurztraminer) et Zoeller (Riesling BIO)
Cette approche est soutenue par des prélèvements et analyses qui viennent étayer leur cheminement.
Cette comparaison sur 4 jours a été réalisée au mois de juillet 2018, lors d’un été particulièrement chaud. Les mesures ont été prises à 20cm sous le sol. On peut remarquer que sur 15 mesures d’humidité, les parcelles du domaine Lissner sont 9 fois les plus humides. Pour les températures, les sols sont plus frais dans cette même parcelle 14 fois sur 15, avec parfois une dizaine de degrés d’écart.
Avec la question des rendements vient celle de la rentabilité. A titre d’exemple, au début de l’aventure sur les parcelles de Calcaire oolithique, le domaine est passé de 110hl/ha à 8. Aujourd’hui les rendements restent bas (autour de 30hl par hectare) par rapport à la moyenne de production française (environ 57hl ; 65hl en AOC pour cette région alsacienne qui tarde à abaisser la productivité et permettre l’émergence de la qualité) mais les charges très faibles induites par le peu d’interventions opérées (pas de machine, peu de traitement et moins de main d’œuvre) permettent de vivre décemment avec des prix accessibles (de 8€ à 30€). Ainsi Bruno estime économiser 60 000€ en usant peu de son tracteur.
Ce schéma fourni par Bruno Schloegel représente le cycle de maturation du raisin, de la fleur jusqu’à la maturité. C’est également un document de référence qui rythme leur écoute du vivant. Comprendre le cycle végétatif dans sa globalité permet de mieux l’accompagner.
Le xylème constitue les tissus végétaux. Le phloème est également un tissu végétal qui conduit la sève. Ainsi la vigne s’étend jusqu’à 60 jours, avant de se développer en volume jusqu’à la fin de son cycle. Pour aller au bout, rognage et effeuillage sont à proscrire pour ne pas perturber le cycle de vie du végétal.
« L’infusion des vins commence déjà dans les vignes, avec toute la végétation qui l’entoure »
Bruno Schloegel
Dans le même temps, les composés s’accumulent dans les baies. C’est en particulier sur la fin de ce cycle que les pratiques du domaine prennent tout leur sens. Toujours selon Bruno, les deux dernières étapes de maturation (l’accumulation des anthocyanes et des composés de saveurs) sont souvent amoindries par l’intervention humaine. Ici, les baies sont cueillies à la main, sans sécateur, quand elles sont prêtes à tomber. Le raisin va au bout de sa maturité. Il est gorgé de sels minéraux, d’anthocyanes, de polyphénols, et de sucres bien sûr. Cette richesse permet un pressurage doux, après lequel on obtient un taux de bourbe de 0,3%, intéressant quand on sait qu’il peut atteindre 20% en vendange mécanique. Les jus sont ensuite mis en stabulation pendant quelques heures/jours avant d’être mis en cuve inox et en foudre alsacien.
Les jus fermentent ainsi, à leur rythme, sans ouillage. Chaque cuvée est mise en bouteille une fois stable.
Les investissements que le domaine ne fait pas pour dominer la vigne, sont en revanche consacrés à l’harmonie de la partition et l’écoute du vin : une machine “à mise” (120 000€) permet d’embouteiller lorsque le vin y est disposé. Ce qui permet d’embouteiller “quand tu veux et non quand tu dois”.
Ici, on goûte avant toute analyse pour comprendre l’état du vin. La seule analyse inévitable est l’analyse à la mise en bouteille, une obligation légale.
Selon Théo, si le raisin récolté est sain, la vinification se fait sans problème. Il s’agit pour le vigneron de ne pas triturer sa récolte. Les jus passent par la pompe pour être acheminés aux foudres et aux cuves, mais les vins une fois terminés sont mis en bouteille par gravité, simplement par élévation des contenants.
Des terroirs pris sur le vif du millésime
Au domaine Lissner les terroirs se dégustent par ordre géologique.
Tout commence avec les grès bigarrés, rouges de fer et traversés par une veine d’Argile sur Rothstein. Du Riesling y a été planté en 1993, 2012 et 2014. Sur le millésime 2019, c’est donc un vin issu de jeunes vignes, énergique et fougueux. Le rythme est saccadé à l’ouverture, puis s’assouplit, s’harmonise au fil de l’aération. C’est le cas de la plupart des vins goûtés au domaine. Chaque cuvée qui représente un terroir a sa propre courbe de vie. Ainsi plus le potentiel est grand, la garde longue, plus le vin demande de l’ouverture pour s’exprimer pleinement.
Poursuivons avec le même millésime et le même cépage, sur un autre terroir : le Calcaire coquillé de Wolxheim. La texture se fait plus présente, le gras s’invite avec une touche saline, qui pointe plus ou beaucoup plus selon les cuvées. C’est un marqueur dominant de ce domaine. Ce côté salin participe grandement à l’équilibre général, une autre particularité du domaine, conféré par la maturité complète des raisins. Celle-ci permet la pleine expressivité des sels minéraux, une rareté en dégustation et un sacré provocateur d’émotions.
Passons au Grand Cru Altenberg (toujours en 2019 avec du Riesling), avec son Calcaire du jurassique, parsemé d’eolithes (silex), superposés sur des marnes. On rencontre ici une quintessence de concentration. Tous les curseurs semblent au maximum. Il faut encore plus de temps pour en faire un tour inoubliable. A la tension se mêlent une rondeur fine, du gras, du sel, des amers.
On poursuit avec le conglomérat de galets de l’oligocène du terroir de l’Obertal, où sont plantés Pinot blanc et Auxerrois. La tension accompagne la puissance.
A côté nous avons la colline de l’Horn, aux sols similaires et plantée de Pinot blanc et d’Auxerrois. Ces deux cépages sont souvent confondus en Alsace mais sont bien distincts.
Vient ensuite Dyonisuskapelle, des parcelles situées autour d’une chapelle qui fut tour à tour un temple Celte, puis un temple du dieu du vin, avant d’être convertie au culte chrétien. Ce terroir se situe au creux de l’amphithéâtre du vignoble de Wolxheim. Ainsi l’érosion a glané les composés de l’ensemble des terroirs environnants. Beaucoup de Pinot gris mais aussi du Sylvaner, du Riesling et du Gewurztraminer entourent la chapelle.
En revenant sur les Loess, plus proche de la rivière, on rencontre plus de largeur. C’est gourmand. Cette richesse est toujours tempérée par la salinité. Les sels minéraux offrent une texture particulière qui vient équilibrer le tout.
Il est difficile d’exprimer correctement en quelques mots la complexité peu courante des vins du domaine Lissner. Leur originalité ne laisse personne indifférent ! Leur richesse et leurs textures offrent autant d’émotions que de nouvelles possibilités d’accords culinaires.
A des moments différents, nous sommes plusieurs rédacteurs à avoir fait la rencontre de Bruno et Théo Schloegel dans leur domaine à Wolxheim. Nous avons chacun été touchés, intrigués, bouleversés et charmés par leur approche que nous souhaitons valoriser auprès du plus grand nombre.
Dans cette vision “libre” et l’explosion de biodiversité que nous avons constatée et qui profite à toute la région, il est permis de rêver à une empreinte carbone inversée. La viticulture, si fondamentale dans la question du réchauffement climatique et de l’épuisement des sols, pourrait-elle s’avérer la plus grande alliée de l’écologie ?
Goûter leurs vins est chaleureusement recommandé pour commencer à comprendre, avant de vous y rendre. L’inverse fonctionne bien aussi. Ils seront heureux de vous accueillir à la découverte de leurs terroirs pleins de vie.
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Rédacteur : Article rédigé par Valentin Mery
avec la participation de Mademoiselle Jaja, Marion Château et Willy Kiezer.
Pour aller plus loin
Le site du domaine : Lissner.fr
La révolution d’un seul brin de paille Fukuoka
Référence du schéma de cycle de maturation du raisin : Etude de l’évolution et de l’extractibilité des composés phénoliques du raisin en milieu hydroalcoolique – Lien avec les propriétés mécaniques de la baie. Par Zouid Imen
Sur Nibuniconnu.fr
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